Lundi 25 mars
Il semble exister deux courants ou deux approches quand on s’intéresse à l’homosexualité et à son histoire :
« Les essentialistes (au rang desquels on compte John Boswell) définissent l’homosexualité d’un point de vue psychologique, en fonction des pensées, des désirs et des prédispositions intérieures.
Les socioconstructivistes (comme Michel Foucault) préfèrent une définition comportementale, car ils voient l’homosexualité avant tout comme une action.
Les essentialistes mettent donc l’accent sur des facteurs biologiques ou psychologiques qui conditionnent les tendances de l’individu, tandis que les socioconstructivistes se concentrent sur la manière dont la société façonne l’expression de cette sexualité. »
(Bret Hinsch, Passions of the Cut Sleeve: the Male Homosexual Tradition in China, 1990)
Les deux approches, plutôt que de s’opposer, se complètent : la première se place au niveau de l’individu, la seconde au niveau de la société.
Mardi 26 mars
J’imagine qu’en 2024, les chercheurs universitaires ont depuis longtemps dépassé cette opposition, mais pour le savoir, il faudrait que je lise la recherche contemporaine qui n’est pas facilement accessible au grand public et qui ne lui est pas non plus destinée. L’aridité théorique et le jargon y sont souvent de rigueur. Avec l’âge, je deviens de plus en plus allergique à ceux qui s’enferment dans leur tour d’ivoire universitaire et se contentent d’écrire pour leur petit milieu. La vulgarisation scientifique est une pratique noble ; les universitaires anglophones l’ont mieux compris que leurs confrères francophones.
Pourquoi n’existe-t-il pas un ouvrage grand public sur les amours entre hommes dans le passé ? Hein, pourquoi ? En vrai, côté anglais, il en existe, mais il semble que ça ne soit jamais assez pour moi. Ils se focalisent un peu trop sur l’Occident, à mon goût.
Depuis quelques années, j’ai dans la tête un projet que j’appellerais Les Illustres… et qui aurait pour thème les homosexuels du passé dans le monde entier (dans la vie, t’es ambitieux ou tu l’es pas !).
Fiction ? Essai ? Un mélange des deux ? Aucune idée… mais les recherches seraient monstrueuses dans tous les cas, et c’est la raison pour laquelle je procrastine gentiment. Qui serait assez fou pour se lancer dans un tel projet ?
Mercredi 27 mars
Quand je regarde ce que font les institutions culturelles publiques anglaises, le dynamisme qui les caractérise, je ne peux m’empêcher d’avoir un peu pitié de leurs équivalents français. L’esprit d’entrepreneuriat semble s’être noyé dans la Manche.
Je ne prendrai qu’un seul exemple : depuis quelques années, la British Library a entrepris un vaste projet de promotion de ses fonds littéraires en rééditant les « classiques » de l’âge d’or du genre policier (1920-1950). Suite à ce succès éditorial, plus récemment, elle a décidé de faire de même avec le Weird (le fantastique et l’horreur) de la fin du XIXè et du début du XXe siècles.
Plus intéressant encore, pour chacun de ces deux genres, elle propose des abonnements : ainsi, chaque mois, les lecteurices curieuses peuvent recevoir la dernière publication en date pour 9,99 £ seulement (frais de port gratuit pour le Royaume-Uni).
J’aurais tellement aimé que la BnF fasse de même pour la littérature populaire française. Après tout, il n’y a aucune honte à faire de l’argent quand on est une institution culturelle… On peut très bien proposer un scan du texte gratuitement sur Gallica et vendre une édition papier, éditée comme il se doit, de ce même texte à celleux qui veulent se constituer une bibliothèque. Les deux ne s’excluent pas mutuellement.
Jeudi 28 mars
Je n’étais pas retourné à Oxford depuis mon départ pour Sheffield à la fin de l’été 2018.
Une (longue) visite à Blackwell’s m’a rappelé, encore une fois, pourquoi j’adore cette ville : pour mon bonheur, je dois avoir accès à une immense librairie. Au sous-sol, dans la Norrington Room, je me suis retrouvé inspiré, exalté, enthousiasmé – j’en avais presque la tête qui tournait !
J’ai limité mes achats à quatre livres : All the Violets Tiaras, Queering the Greek Myths, un petit essai de Jean Menzies sur les réécritures contemporaines des mythes grecs ; Humanly Possible, de Sarah Bakewell, dont j’attendais la sortie en poche avec impatience (SB est l’une des meilleures essayistes anglaises, j’avais adoré son bouquin sur Montaigne ; celui-ci s’intéresse à l’aventure humaniste de la Renaissance à nos jours) ; The Great Wonders of China, un précis dirigé par Jonathan Fenby et publié chez Thames & Hudson (un éditeur que j’affectionne tout particulièrement et dont les essais traitent de sujets qui me passionnent) ; et enfin, The Bestseller Code, de Jodie Archer et Matthew L. Jockers, qui s’efforcent d’expliquer « l’anatomie d’un roman blockbuster » en analysant les données que nous avons sur ces phénomènes éditoriaux (E.L. James, Dan Brown et compagnie).
Je n’ai pas acheté de romans, car, en ce moment, je m’oblige à lire davantage de fictions en français.
Vendredi 29 mars
Hier, il pleuvait tellement, et il faisait si froid, que je n’ai pas apprécié Oxford à sa juste valeur. J’étais d’une humeur grognonne que seul Blackwell’s et une pause au café de Waterstones ont réussi à alléger.
Au réveil, ce matin, un peu déçus par les prévisions météo, nous étions prêts à rentrer directement à Sheffield, mais nous avons finalement décidé de rester la matinée. Grand bien nous en a pris.
Nous avons eu l’occasion de traverser les quartiers d’Oxford que j’aimais beaucoup, de découvrir les nouveaux bâtiments de l’université et de ses colleges, et de nous balader dans quelques rues entre deux averses. Il ne m’a pas fallu longtemps pour retrouver l’émerveillement qui était le mien quand j’y vivais, mais aussi pour repenser aux personnages de Dormeveille College.
Samedi 30 mars
Coralie Raphaël, dans sa newsletter hebdomadaire, partage un long article de Vox.com, intitulé Everyone’s a sellout now (« de nos jours, tout le monde est un vendu »).
Une lecture passionnante sur l’économie de la création contemporaine, dont je retiens la citation suivante de Leigh Stein, car elle a résonné fortement en moi :
« Une de mes bêtes noires, c’est la réticence des écrivains à être actifs sur les réseaux sociaux parce qu’ils ne veulent pas partager leurs idées en public. Mais, dans ce cas, pourquoi vouloir être écrivain ? Le but de l’écriture n’est-il pas d’avoir des idées que l’on veut partager ? Vous devriez partager ces idées en public tout le temps. »
Dimanche 31 mars
Ça faisait une éternité que je ne m’étais pas plongé dans le Yi Jing (I-Ching chez les Anglais), le fameux classique chinois dont le titre peut se traduire par « livre des changements ».
Datant du Ier millénaire avant notre ère, c’était à l’origine un traité divinatoire. Mais son usage, de nos jours, dépasse le simple oracle. Il peut servir de guide spirituel, thérapeutique ou artistique. En somme, le Yi Jing, c’est le plus vieil ouvrage de développement personnel au monde.
Dans leur édition française, parue chez Albin Michel, Cyrille J.-D. Javary et Pierre Faure écrivent :
« Interroger le Yi Jing consiste à faire le point des énergies en présence à un moment donné, comme un acupuncteur prend les pouls pour connaître l’état de son patient ou un aviateur survole un paysage pour en avoir une vue plus large qu’à l’ordinaire. Le but est d’obtenir une description des circonstances où se place le problème et des virtualités de la situation. Il ne s’agit pas de deviner le futur, mais de comprendre le présent, car c’est dans les composantes du présent que se trouvent les germes de ce qui pourra ou non advenir : tout comme le passé s’est sédimenté dans la réalité présente, des potentialités — que nous déciderons ou non de déployer — se nourrissent de la situation actuelle. Les éclairages obtenus permettront d’échapper à des conditionnements de tous ordres et de s’orienter en connaissance de cause : un tirage de Yi Jing ne représente pas un abandon de la liberté personnelle, mais une opportunité au contraire de l’accroître. »
Tout comme son père l’anthropologue Alfred Kroeber, Ursula Le Guin consultait régulièrement le Yi Jing — c’est d’ailleurs grâce à elle que je m’y suis plongé à mon tour. J’ai deux éditions anglaises en plus de celle de Javary & Faure. L’expérience est déroutante (d’autant plus que j’ai l’impression de recommencer à zéro à chaque fois que je l’interroge) mais extrêmement enrichissante.