Journal de mars 2024

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Lundi 04 mars

En rhétorique classique, il existe deux styles principaux : l’asianisme et l’atticisme ; le premier fonctionne sur le mode de l’expansion et de l’émotion ; le second aime la sobriété et une certaine neutralité. 

Le classicisme français est volontiers atticiste… et son idéal se retrouve encore au 20ème siècle chez certains auteurs publiés chez Gallimard (la N.R.F.) en particulier. 

Proust, avec ses longues phrases, se situerait davantage dans le clan de l’asianisme. Claude Simon aussi, nous dit-on (je ne l’ai jamais lu).

Cette binarité est évidemment artificielle, surtout quand elle est rapportée au niveau de la phrase : phrase longue vs phrase courte. Les bonnes auteurices savent alterner l’une et l’autre. 

Mais, au final, chacun·e a ses affinités naturelles qui demeurent bien mystérieuses ; nous avons en nous une musique, un rythme, qui nous sont propres.

Mardi 05 mars

« Who is this elusive creature, the reader? The reader is someone with an attention span of about 30 seconds—a person assailed by many forces competing for attention. » 

(William Zinsser, On Writing Well: The Classic Guide to Writing Nonfiction)

Pour avoir un large lectorat, il faudrait donc en déduire que le style doit être le plus simple, les phrases les plus courtes et les mots les plus courants possibles. Tout ceci pour assurer une lisibilité optimale et pour retenir l’attention des lecteurices. 

Et ce serait vrai s’il ne fallait pas éviter un autre écueil : l’ennui éprouvé devant un style plat.

L’écriture, c’est donc un numéro d’équilibriste. Ne nous étonnons pas si nous sommes si nombreux à nous casser la figure.

Mercredi 06 mars

J’éprouve une joie insoupçonnée à voir le jour se lever de plus en plus tôt… 

Mon corps a senti l’arrivée du printemps depuis quelques semaines déjà, mais les signes étaient si insignifiants que mon esprit ne les avait pas remarqués. 

Évidemment, trouver des signes du printemps au mois de février, ce n’est possible que dans un monde où la crise climatique dérègle tout. L’écoanxiété me prend à la gorge quand j’y pense, mais je préfère me concentrer sur les beautés de cette nature qui change constamment autour de moi. C’est un spectacle miraculeux, qui inspire révérence et émerveillement.

Jeudi 07 mars

« The modern scientist is not so naive as to deny God because he cannot be found with a telescope, or the soul because it is not revealed by the scalpel. He has merely noted that the idea of God is logically unnecessary. He even doubts that it has any meaning. It does not help him to explain anything which he cannot explain in some other, and simpler, way. (…) For it is of the essence of scientific honesty that you do not pretend to know what you do not know, and of the essence of scientific method that you do not employ hypotheses which cannot be tested.« 

– Alan Watts, Wisdom Of Insecurity: A Message for an Age of Anxiety

Vendredi 08 mars

L’écrivain Nicolas Cole, dans un entretien avec le youtubeur Ali Abdaal, fait remarquer que notre envie d’être indépendant·es clashe avec notre besoin d’être accepté·es et reconnu·es par le groupe.

Pour quelqu’un qui, comme moi, se targue d’écrire « depuis les marges », cette observation entre en résonance avec ce que je ressens parfois : j’aimerais être accepté par le groupe, même si je sais que ce groupe n’est pas fait pour moi et que je ne m’y sentirais pas à l’aise. Au fond, j’attends encore que la validation vienne de l’extérieur, c’est-à-dire de ces gens qui ne me l’accorderont pas.

*

Même en voulant s’émanciper de l’hétéronorme, la personne LGBTQ+ peut continuer à vivre dans son orbite et garder celle-ci comme point de référence. Quand on construit son identité contre quelque chose, s’émancipe-t-on vraiment ou reste-t-on prisonnier ? Pour vivre libre, à supposer que cela soit seulement possible, il faudrait oublier jusqu’à la boussole dans sa poche, car elle indiquera toujours le Nord, où que l’on aille.

Samedi 09 mars

Hier, j’ai lu l’introduction de Mastery (2012) de Robert Greene. C’est en soi un petit chef-d’œuvre d’écriture, la preuve que l’auteur est lui-même un maitre (dans l’art noble de la vulgarisation). Son travail mérite le plus grand respect : pour chacun de ses projets, il lit deux-cents et quelques livres afin d’en tirer la substantifique moelle, qu’il partage ensuite avec son lectorat de manière claire, précise et plaisante. Ses livres sont de véritables mines d’or.

Dimanche 10 mars

Depuis vendredi, je continue à penser à Robert Greene. Ce qui me frappe, c’est qu’il manipule les lecteurices de manière subtile. Ce n’est pas tellement qu’il mente, mais on trouve des glissements dans sa logique ou des petites exagérations. 

Dans son introduction, sa thèse est la suivante : devenir un maitre dans son domaine de prédilection n’a jamais été aussi facile. Nous pouvons contourner les gatekeepers traditionnels (ceux qui contrôlent l’accès), car toutes les informations sont disponibles sur internet. Son ouvrage a pour mission de montrer comment on devient un maitre, c’est à dire, pour le formuler différemment, comment on réalise son potentiel ou sa vocation (spoiler alert: en travaillant dur).

Pour inviter la lectrice à poursuivre sa lecture, il dépeint une réalité volontiers négative : puisque tout le monde a accès aux informations qui étaient jusqu’alors difficiles à trouver et qu’on ne voit pas apparaitre davantage de « maîtres » que par le passé, c’est la preuve que notre société contemporaine est en pleine stagnation. Son argumentaire est discutable, surtout sa conclusion, mais on s’en fiche, car ce qui importe, c’est de créer un sentiment négatif chez la lectrice et de lui proposer aussitôt l’antidote (si tu lis mon livre, tu ne stagneras pas et tu feras partie de l’élite). Consciemment ou inconsciemment, il renforce la vision pessimiste que nous avons de notre monde. Il s’oppose clairement à la société des loisirs et des plaisirs, et promeut l’éthique protestante du travail, sans nécessairement la mentionner. 

Je ne partage pas ses vues sur l’état de notre monde (l’âge d’or est un mythe ; ne cédons pas aux sirènes du misérabilisme), mais je suis d’accord avec le message général : pour que notre vie ait un sens, il faut activement lui en trouver un. L’épanouissement n’est pas facile, mais les efforts que l’on déploie pour l’atteindre en valent la peine.