Lundi 12 juin
Beaucoup d’artistes LGBTQ+ nous feraient croire que l’expérience queer est fondamentalement négative et ancrée dans la douleur. La différence devient un stigmate dont il serait impossible de se débarrasser et qui nous ferait vivre dans la misère psychologique la plus crasse. En effet, il est rare qu’une personne queer vive sa vie sans connaitre une période de dépression (voire plusieurs)… la violence, sous des formes variées, nous accompagne tout au long de notre existence, qui, malheureusement pour certain·es, se termine en tragédie.
Chez les queers, comme chez les cis-hét d’ailleurs, la douleur est un sujet noble. Le grave l’emporte toujours sur le léger ; ça fait plus sérieux.
Mais il faut que nous veillions à ne pas nous cantonner au rôle de victimes misérables. Nous sommes davantage que ça ; être queer, c’est faire l’expérience de la sublimation : dans un terreau souvent fait de souffrance et de détresse, nous faisons pousser des fleurs extravagantes, tendres et joyeuses.
La joie est au centre de notre expérience ; nous la vivons plus intensément parce que les douleurs sont pareillement plus vives. Nous sommes fiers de nos vies (ce n’est pas pour rien que nous avons un mois entier consacré aux Prides) parce qu’il n’a pas été facile de nous libérer des oripeaux étouffants de l’hétéronorme.
En tant qu’artistes, nous nous devons aussi de mettre en lumière ces moments-là et de les conserver pour la postérité.
Mardi 13 juin
À mes yeux, vieillir est synonyme de bonheur.
Évidemment, je n’aime pas voir ma fesse s’amollir (horresco referens) et je n’ai pas adoré voir mes cheveux se faire la malle (si tôt, en plus… super bagage génétique que le mien ! Merci mes parents).
Mais pour chaque année qui s’ajoute au compteur, s’ajoutent aussi une meilleure connaissance de moi-même et une plus grande acceptation. À mesure que le temps passe, je me soucie de moins en moins de l’avis des autres. Je me débarrasse du superflu ; la pression de l’hétéronorme se fait moins étouffante.
Je m’explore, je me découvre et je m’accorde cette validation qui me faisait tant défaut quand j’étais plus jeune.
C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je n’aimerais pas retourner dans le passé (à moins, peut-être, de garder la maturité que j’ai acquise avec l’expérience) : j’étais tellement plus inquiet quand j’avais vingt ans. Il fallait plaire, il fallait s’intégrer, il fallait se faire accepter.
Porter un masque s’avère fatigant… une fois qu’on accepte de le retirer, on peut enfin apprécier la sensation de l’air sur sa peau, cette liberté, cette légèreté de devenir soi-même.
Mercredi 14 juin
L’incertitude, je ne sais pas gérer. C’est certainement la raison pour laquelle je suis un control freak.
Le contrôle est une illusion : on a beau tout planifier dans le moindre détail, il y aura toujours quelque chose qui déconne. J’ai beau savoir tout ça, en avoir fait les frais à plusieurs reprises, je reste quand même un control freak.
Alors je donne une direction ; je structure ; je stratégise comme si je partais en guerre ; je tire des plans sur la comète ; je fatigue mon entourage, je me fatigue aussi.
Un jour, j’apprendrai à accepter la vie comme elle vient. En attendant, je suis un poing fermé dont la tension blanchit ses articulations.
Jeudi 15 juin
Le principe est pourtant simple : durant les grosses chaleurs, on ne garde les fenêtres ouvertes que tant que les températures extérieures sont inférieures à celles de l’intérieur de la maison. De préférence, très tôt le matin et tard le soir. Quand la chaleur commence à s’installer, on ferme les fenêtres, mais aussi les rideaux ou les volets.
Les Anglais·es sont incapables de le comprendre : iels ouvrent leurs fenêtres en plein milieu d’après-midi pour « faire circuler l’air »… et ne comprennent pas pourquoi iels étouffent constamment avec du 27 degrés, ou pire, chez elleux. Avec la crise climatique qui ne peut qu’empirer, des concepts aussi simples que « ne pas faire rentrer la chaleur » devraient être du common sense. Mais en Angleterre, il vaut mieux pisser dans un violon.
Il m’a fallu plusieurs années (et plusieurs étés chez mes parents dans le Sud de la France) pour éduquer mon mari. C’était dur, mais l’élève a même fini par dépasser le maitre.
Pour ce qui est de mes collègues, j’ai dû abandonner.
Vendredi 16 juin
Si je n’avais pas Antidote 11 pour corriger ce journal, je ne suis pas sûr que je parviendrais à appliquer correctement les rectifications de l’orthographe de 1990.
Dans un élan d’hypercorrection, je pense que j’enlèverais tous les accents circonflexes et mettrais des tirets partout ; je suis simple comme ça.
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Mais à la réflexion… je ne ferais pas mieux avec l’orthographe traditionnelle. Trop de règles, trop d’exceptions, trop de prises de tête. La langue devrait être une joie et non une source d’insécurité.
Se demander si tel mot double sa consonne ou non, si le participe s’accorde et dans quelles conditions, c’est perdre un temps précieux qu’on pourrait employer à affiner sa pensée.
Samedi 17 juin
Saramago – Eco – Le Guin
Trois auteurices de renom, toustes les trois décédé·es, mais que rien ne semble relier à première vue.
J’ai commencé la lecture de The Notebook de José Saramago, le prix Nobel de Littérature portugais, dont j’ai entendu parler pour la première fois en lisant les essais et les entretiens de Le Guin. Celle-ci admirait son œuvre et c’est en découvrant son blog, l’usage qu’il en faisait, qu’elle a décidé de bloguer à son tour…
Justement, The Notebook rassemble les textes publiés sur le blog de Saramago de 2008 à 2009. C’est écrit avec précision et élégance. C’est engagé ; il ne mâche pas ses mots (les portraits qu’il dresse de Bush ou de Berlusconi valent le détour). C’est ce qui a certainement plu à Le Guin : les deux partagent des affinités politiques certaines.
Umberto Eco a préfacé l’édition italienne du Notebook. Son introduction est reprise dans l’édition anglaise. Il fait une distinction entre la fiction de Saramago et ses essais : Saramago le romancier n’est pas moralisateur, tandis que Saramago le blogueur-chroniqueur se situe dans cette veine de l’indignation morale.
Umberto Eco, lui aussi, écrivait ce genre de billets chaque semaine dans l’Espresso, le magazine italien. On peut en trouver une sélection dans Chronicles of a Liquid Society, publié chez Vintage. Je n’ai feuilleté qu’un tiers de l’ouvrage, car je me suis vite lassé du ton grincheux, assez conservateur (et qui aurait certainement trouvé sa place dans le Figaro, si Eco n’avait pas été de gauche).
Le peu que j’ai lu de Saramago me semble différent : il y a du feu dans ce qu’il écrit. La passion et l’engagement ne se sont pas amoindris avec l’âge… Et je lis donc cela avec grand intérêt, me demandant comment on peut écrire aussi bien, avec autant de précision (dans les mots que l’on emploie et les exemples que l’on cite), et autant de facilité : si je voulais écrire aussi bien, ça me prendrait la journée tout entière pour un résultat qui serait certainement décevant.
Dimanche 18 juin
On ne saurait être écrivain·e sans être lecteurice. (Ou plutôt, on peut l’être, évidemment, mais le résultat s’avèrerait bien hasardeux.) Peu importe ce qu’on lit : l’essentiel, c’est de lire.
Celleux qui affirment le contraire n’ont pas peur du ridicule : que penserait-on d’un·e musicien·ne qui n’écoute pas de la musique ? d’un réalisateur qui ne regarde jamais de films ou de séries TV ? ou d’un artiste qui ne visite pas les musées ou les galeries ?
Bien sûr, c’est plus facile de regarder une série Netflix. Le manque de temps, la fatigue, tout ça rend la lecture difficile. Je suis le premier à passer ma vie devant le petit écran… mais je ne me leurre pas : si je veux écrire (bien), je dois aussi nourrir ma muse, et celle-ci ne se nourrit convenablement que lorsque je l’immerge dans son art.
Je suis un manipulateur de phrases ; je raconte des histoires en utilisant des mots (et non des images), mon langage n’est pas celui des séries télé. (Bien sûr, j’apprends le storytelling quand je me plonge dans une série, mais c’est différent.)
Je ne dis pas qu’il ne faudrait que lire (ou même que la lecture est supérieure au visionnage)… simplement qu’un écrivain est un lecteur… et qu’on ne peut pas pratiquer cet art si on se coupe de ce que les autres auteurices font ou ont fait.