Lundi 23 janvier
Il existe deux chaînes du livre : la traditionnelle (maisons d’édition – diffuseurs – libraires) et l’auto-édition (AE). Elles se rencontrent parfois, mais elles sont assez différentes dans l’ensemble pour mériter qu’on les maintienne séparées. L’une est lente, rigide, prestigieuse, exclusive ; l’autre rapide, en constante évolution, à la réputation douteuse, démocratique et inclusive. Chacune a des avantages et des inconvénients, et l’autrice est libre de passer d’une chaîne à l’autre selon ses projets et ses attentes. La lectrice qui lit sur format numérique ne distingue pas trop entre les deux chaînes, car ce qui importe c’est le texte qu’elle veut lire, et non sa fabrication.
Les autrices débrouillardes (ou minorisées) préfèrent l’AE, car celle-ci leur offre une plus grande liberté et un profit plus substantiel… Certaines se professionnalisent si bien que le produit final peut être de qualité égale ou supérieure à ce que propose une maison d’édition (ME).
Étant démocratique (c’est-à-dire ouverte à toutes sans sélection), l’AE propose des livres à la qualité variable (du très bon au très mauvais ; du très bien fait au franchement hideux-aaah-mes-yeux-please-help-me). Parmi les autrices autoéditées, il y a une volonté d’améliorer la qualité générale. C’est pourquoi l’entraide est de rigueur. L’AE est une aventure, et c’est quand même plus sympa à plusieurs.
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De plus en plus souvent, je vois passer des injonctions à la professionnalisation. On voudrait que l’autrice autoéditée s’entoure d’une équipe de professionnelles pour faire un travail aussi bon que celui d’une ME. Cette aspiration est louable, et si l’autrice a les moyens financiers de le faire, elle devrait certainement ne pas hésiter. Toutefois, rares sont celles qui peuvent se le permettre. L’AE est intéressante parce qu’elle est ouverte à toutes, qu’elle permet à des voix qui ne sont pas bankable de se faire entendre. Elle donne même à certaines autrices la possibilité de vivre de leur plume, ce qui serait impossible si elle passait par le circuit traditionnel.
Si l’AE veut asseoir sa réputation, ce n’est pas en essayant de suivre les règles de l’édition tradi qu’elle va y arriver. Qualité mise à part (peut-être), essayer d’imiter la chaîne tradi, avec la logistique qu’impose une présence physique sur le marché du livre, c’est courir droit à la faillite et au burn-out.
Pour publier son livre, on n’a pas besoin de plusieurs centaines d’euros sur son compte en banque : on peut le faire à peu de frais… et petit à petit acquérir les compétences nécessaires pour faire mieux la fois suivante.
Ce qui importe davantage, c’est la voix unique de l’autrice ; pas de savoir si son travail éditorial est aussi bon que celui de Gallimard.
Contrairement à ce que l’on dit, je suis d’avis qu’il vaut mieux miser sur ses forces que travailler sur ses faiblesses (le retour sur investissement est plus important) : l’AE n’est jamais aussi forte que lorsqu’elle se détache entièrement de la chaîne tradi et fait comme elle l’entend.
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Quant à celles qui viennent de la chaîne tradi nous expliquer comment nous devons conduire notre barque d’autoéditée, permettez que nous doutions de vos bonnes intentions…
Mardi 24 janvier
Dans les littératures de l’imaginaire, créer son propre monde est une des activités les plus stimulantes qui soient, surtout si l’autrice a une personnalité curieuse, une mentalité de collectionneuse. L’erreur que nous commettons souvent est de remplacer l’écriture par cette activité divine : le monde que nous créons devient une fin en soi.
Il n’y a rien de mal à ça… Pourquoi bouder son plaisir ?
Mais pour être efficace, l’autrice doit penser à l’histoire et ne créer que ce qui est utile à cette dernière, sous peine d’empeser le récit et d’ennuyer la lectrice (ou pire : de l’effrayer !).
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L’idéal est d’en savoir un peu plus que ce que l’on raconte, suffisamment pour se sentir en confiance. Ni plus ni moins.
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Je me demande s’il est possible d’écrire une fantasy qui ne soit pas nostalgique et passéiste, voire réactionnaire. On voit rarement le changement à l’œuvre dans ce genre, et quand il s’opère c’est pour retourner à un état précédent. La révolution en Fantasy est à prendre au sens premier : revenir à un même point, là où l’on était dans le passé.
La Fantasy est rassurante justement, car elle nous promet que, quoiqu’il arrive, nous reviendrons à cet âge d’or…
Je comprends l’attrait d’une telle promesse… (j’y cède régulièrement) mais qu’est-ce que cela dit sur nos fantasmes ? Le plus souvent, nous rêvons d’impératrices, de reines et d’élues. Nous vouons un culte à des autocrates.
Au fond, les valeurs démocratiques nous ennuient…
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Dans les Récits Péninsulaires, j’aimerais habiter cette zone d’inconfort. Je n’ai pas l’ambition de proposer une vision alternative, où il n’y aurait ni princesse ni idole aristocratique, mais je veux explorer la dissonance qui existe entre mes fantasmes littéraires (& ceux du genre dans lequel j’écris) et ma vision politique du monde. À quel point mes personnages (Corydon, en particulier) vont-ils supporter ce monde de privilèges, c’est-à-dire d’injustices ?
Mercredi 25 janvier
En 2023, je vais faire preuve de bienveillance et de générosité d’esprit, aussi bien au boulot que dans ma vie personnelle.
Sur les réseaux sociaux aussi.
Je vais apprendre à ne pas répondre aux petites insultes du quotidien (perçues comme réelles), à ces vexations qui nous font monter la tension en moins de deux. Je refuse de nourrir le guerrier ; je vais choisir mes croisades avec plus de soin.
Même si ça me démange, je ne vais pas céder à la tentation. Le silence peut être une arme puissante si on apprend à contrôler ses instincts qui veulent le briser.
Voyons si je sais passer de la théorie à la pratique. J’en doute, surtout sur Twitter, mais il n’y a aucun mal à essayer.
Jeudi 26 janvier
Celle qui dit qu’elle parle « sans accent » démontre par cette assertion qu’elle ne s’est jamais écouté parler.
Celle qui croit que les romans qu’elle écrit ne sont pas politiques ignore ce qui sous-tend son imaginaire.
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Celle qui vit dans la norme habite un cocon tout chaud où l’ignorance de soi (et de la réalité) est la règle. Ignorance bienheureuse qui donne l’illusion que sa vérité est une vérité universelle, que le problème, s’il existe, vient des autres.
Malheureusement pour elle, la norme n’est jamais fixe : ce qui était normal hier ne l’est plus aujourd’hui. Et, jadis au centre du monde, voilà qu’elle se retrouve à la périphérie de celui-ci…
Va-t-elle alors pleurnicher, se débattre, prendre les cieux à témoin ? Se prétendre victime d’un monde devenu fou ? Ou préférera-t-elle, pour la première fois, regarder autour d’elle et aller explorer ce monde marginal dont elle méprisait jusqu’alors l’existence ?
Vendredi 27 janvier
Pour prendre le pouvoir dans une communauté, il faut occuper plusieurs rôles en même temps.
Dans le milieu de la SFFF française, c’est chose relativement aisée. Trois fonctions à considérer : la création (autrice), la sélection-production (éditrice), le jugement (critique littéraire ou booktubeuse). Pour imposer ta vision du monde et du genre (littéraire), avoir les trois casquettes semble indispensable.
Mais à supposer que tu n’écrives pas de romans toi-même, n’aie crainte, être membre de deux prix littéraires prestigieux en même temps te mettra sur la bonne voie.
Il faut que tu donnes l’impression d’être partout. Nul besoin d’être bonne dans chacun de ces rôles : comme l’effet est cumulatif, un tiers des efforts et des compétences attendues suffit. Tu l’as compris, ce qu’il importe, c’est la quantité et non la qualité.
Pour imposer tes vues, la critique littéraire est l’une des meilleures armes qui soient : on distribue louanges et blâmes avec prodigalité, récompense les amies et descend les membres du camp adverse (ou plutôt, des camps adverses, car plus le milieu est petit, plus les querelles de clocher sont nombreuses). Pas besoin de rédiger un avis détaillé, informé par des années de lectures assidues, une vague opinion assassine suffira. Plus elle est cruelle, plus elle fera du bruit : l’essentiel est de rappeler aux autres que l’on existe (do you know who I am?!).
Quand tu te seras lassée d’un de ces rôles, prends la direction artistique d’un festival de renom : ça paie mieux que le reste et, soudainement, un nombre incalculable de profiteuses viendront te faire la cour. Ton réseau amical s’en trouvera renforcé ; ton idéologie s’imposera de facto.
Félicitations. Dans cette petite niche, tu seras devenue la reine des clebs.
Samedi 28 janvier
« Ursula K. Le Guin : Le point de vue interne à la troisième personne est très semblable à la première personne dans le sens où il ne s’agit que d’un seul point de vue. Encore et encore, la fiction contemporaine semble n’utiliser que l’un ou l’autre. (…)
David Naimon : Vous affirmez que le point de vue omniscient est un choix légitime de nos jours.
UKL : Ceux et celles qui ont grandi en lisant la fiction du XVIIIe et du XIXe siècles sont à l’aise avec ce qu’on appelle l’« omniscience ». (…) J’essaye de faire en sorte que les écrivains réfléchissent davantage à leurs choix, parce qu’il existe de très beaux points de vue qui ne sont pas utilisés. D’une certaine manière, la première personne et la troisième personne en point de vue interne sont les plus faciles, les moins intéressantes. »
Conversations on Writing, pp. 36-38
Dimanche 29 janvier
« UKL : Il y a des avantages et des inconvénients à vivre aussi longtemps, comme c’est mon cas. L’un des avantages, c’est qu’on ne peut pas s’empêcher de regarder une situation sur la longue durée. Les choses vont et viennent. Ce que l’on présente comme la seule manière possible d’écrire, je vois là un effet de mode, une tendance – c’est ce qu’il faut écrire tout de suite si l’on veut vendre tout de suite à des éditeurs obnubilés par le tout de suite. Mais il faut aussi considérer le long terme. Rien ne vieillit plus mal que la mode de l’année dernière. »
Conversations on Writing, p. 32
David Naimon et Le Guin enchaînent sur l’usage du présent de narration et celui des temps du passé. LG explique que le présent est parfaitement adapté pour les genres à suspense. Mais il ne permet pas d’écrire de grandes fresques qui s’étendent sur plusieurs années. Elle appelle le présent le « flashlight focus » (le regard lampe de poche) et conclut :
« Partir du principe que le présent est « maintenant » et que les temps du passé sont littéralement éloignés dans le temps, c’est faire preuve de beaucoup de naïveté. »
(p.34)
Je m’en suis aperçu quand j’ai composé les Chroniques de Dormeveille, écrites au présent et à la première personne. J’ai fait les frais de cette double restriction, pour ainsi dire. J’avais l’impression d’avoir pieds et poings liés. Ce que je pouvais raconter de l’histoire était limité… Je ne ferai pas la même erreur avec les Récits Péninsulaires.