Lundi 09 janvier
Je vois passer sur Twitter les mêmes craintes que j’ai : celle de ne pas réussir, de ne pas vendre, de ne pas être lue.
Les autrices sont inquiètes de nature. Nous voulons « avoir du succès », sans pour autant être capables de définir ce qu’est ce succès. Nous nous torturons donc au sujet de quelque chose d’assez vague, d’amorphe. Il n’y a pas plus grande ennemie que celle qui refuse de montrer son visage.
Nous en venons à procrastiner ; dans les cas les plus extrêmes, à nous détourner entièrement de nos rêves. Si nous n’essayons pas, nous ne pouvons pas échouer, n’est-ce pas ?
Nous échouons donc par défaut, mais la douleur est moins vive, plus diffuse, plus acceptable.
Sur notre balance déréglée, le regard des inconnues a plus de poids que celui que nous portons sur nous-mêmes. Notre satisfaction devient aussi légère qu’une plume ; nous la sacrifierions pour obtenir la reconnaissance d’autrui.
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Pourquoi ai-je besoin d’être lu ? Le regard des autres m’est-il nécessaire pour me prouver que j’existe, que je suis légitime dans ma démarche artistique ?
Aller chercher à l’extérieur ce que nous devrions trouver à l’intérieur de nous-mêmes, c’est au mieux un pis-aller, au pire une grosse connerie.
Don’t get me wrong. La reconnaissance d’autrui est douce, parfois vitale, mais elle ne remplacera jamais celle qu’on doit s’accorder à soi-même en premier lieu.
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S’aimer, s’accorder de la valeur ou de la légitimité, se faire confiance, c’est avant tout une affaire de soi à soi. Et c’est peut-être sur ce point que les efforts de l’autrice devraient se porter.
Mardi 10 janvier
Chaque année, l’envie d’écrire un livre semblable aux Villes Invisibles de Calvino me reprend. Il y a dix ans, quand nous posions les bases de l’univers des Arches de Verre, avec Clara, j’écrivais des « clichés », petites descriptions des contrées de cet univers, que la Rêveuse Adëna racontait au roi de Delendäst afin de le séduire. Je les composais au boulot durant mes temps morts. Le résultat ressemblait parfois à de la poésie en prose. C’était un véritable terreau pour mon imagination. Ce projet n’a pas abouti. Peut-être le sortirai-je un jour de mon tiroir numérique. Peut-être quand Clara reviendra à l’écriture et que je retrouverai ma compagne de jeu.
En 2023, j’ai envie de SF. Un principe similaire à Calvino, avec peut-être une narration plus fournie, un meilleur cadre pour rendre la lecture plus agréable, mais tout en gardant cette impression de récit fragmenté, éclaté… de mosaïques. Un mélange de SF et d’antiquité. Une IA qui se souvient du passé mythique de la Terre et qui raconte au jeune homme qu’on lui a sacrifié les mythes gays/queers (Achille & Patrocle, Ganymède, etc.) Une IA qui, malgré ses vastes connaissances, confond allègrement mythologie et Histoire, les personnes, les siècles et les technologies… Une IA, en fin de vie, qui perd petit à petit la mémoire. Un hôte qui ne veut pas du réconfort de ces récits, mais qui se laissera charmer.
Mercredi 11 janvier
Ces idées de projets vont et viennent, mais semblent revenir avec régularité. Envies cycliques. Mais d’année en année, leur force gravitationnelle diminue si bien que leur chance de voir la lumière du jour s’étiole chaque fois un peu plus. Je n’en éprouve pas trop de tristesse. Certaines seront recyclées, d’autres demeureront dans ce cimetière des histoires avortées…
Et puis, il y a peut-être certains projets qui connaîtront une renaissance inespérée, intacts et beaux comme au premier jour, bien des années plus tard. Ce jour-là, j’aurai les épaules assez larges pour les porter.
Aucune idée n’est mauvaise. Pour être bonne, elle doit arriver au bon moment. Une des vertus cardinales de l’écriture, c’est la patience. Notre art est avant tout un artisanat dont l’apprentissage se fait lentement.
J’aurais aimé l’apprendre il y a vingt-deux ans quand j’ai commencé ma première histoire. Ça m’aurait épargné bien des peines.
Jeudi 12 janvier
Je vois de nombreuses autrices être obsédées par les clichés. Ça n’a jamais été mon cas. À mes yeux, les clichés ne sont que des lieux communs, insupportables seulement quand ils sont trop nombreux. La plupart du temps, ils sont utiles, ils balisent le récit, ils participent de cette familiarité indispensable à la lecture pour qu’elle soit plaisante. Ils font gagner du temps.
Évidemment, trop de clichés stylistiques dénote une maladresse qu’il vaudrait mieux éviter, mais la lectrice est la seule à déterminer ce qui relève du cliché. Il y a des lectrices exigeantes et d’autres qui ne le sont pas.
En tant que lecteur, j’aime que les combinaisons de mots soient originales, mais je ne suis pas fâché quand elles ne le sont pas. La clarté de l’expression m’importe davantage au final, peut-être parce que je vis à l’étranger et que je parle une autre langue au quotidien : comprendre et être compris est la fonction primordiale du langage. Par effet de contamination, j’attends de la littérature qu’elle soit claire ; je n’ai pas besoin qu’elle soit originale.
Je suis aussi un grand amoureux des dictionnaires de cooccurrences, qui sont bien plus utiles à l’écrivaine que le simple dictionnaire… mais une telle affirmation me vaudrait d’être brûlé sur la place publique. Beaucoup d’autrices sont orgueilleuses et affirment n’avoir pas besoin de tels instruments de travail. Pire, à les écouter, ces dicos seraient la source de tous nos maux, comme si l’écrivaine lambda était une créature stupide qui serait incapable de les utiliser avec discernement.
Plus les années passent, plus ma langue maternelle me devient étrangère. Je l’aborde maintenant comme j’aborderais une langue apprise sur le tard : je ne peux pas faire confiance à mon oreille interne qui s’est anglicisée. Je suis forcé de regarder la langue française avec humilité, conscient qu’à tout moment je peux me casser la figure.
Cette humilité est la bienvenue, j’étais un jeune écrivain orgueilleux à mes débuts… L’orgueil ne nous permet pas d’apprendre. J’espère que la vie continuera à m’inculquer cette humilité, de force si besoin. Je ne vois aucun progrès possible autrement.
Vendredi 13 janvier
On risque de tout perdre en voulant trop exiger. Il importe que la langue écrite ne s’éloigne pas trop de la langue parlée ; c’est le plus sûr moyen d’obtenir que la langue parlée ne se sépare pas trop de la langue écrite. J’estime qu’il est vain, qu’il est dangereux, de se cramponner à des tournures et à des significations tombées en désuétude, et que céder un peu permet de résister beaucoup.
– André Gide, Incidences, p.74 (cité dans le Bon usage, au sujet de l’imparfait du subjonctif)
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Céder un peu permet de résister beaucoup. Cette formulation m’a tellement marqué, à la lecture, que je me suis dit qu’il fallait que j’inclue cette citation dans mon journal. (Ça fait toujours bien de citer du Gide, n’est-ce pas ? Ha !)
On pense ce que l’on veut du subjonctif imparfait : très peu de ce qu’on peut en dire le concerne vraiment.
Les débats de Twitter sur le sujet peuvent se résumer à deux camps qui s’opposent constamment : les classiques (a.k.a les littéreuses) qui veulent écrire de la littérature et vouent donc un culte à toutes les marques arbitraires du « littéraire » Vs les contemporaines, qui aspirent à écrire comme on parle, veulent du neuf et de l’originalité et se méfient de tout ce qui ferait « bien écrit », en somme artificiel. Les unes s’inquiètent du style ; les autres de l’intrigue et du rythme du récit. (Je schématise évidemment. Rares sont celles qui appartiennent à un camp corps et âme.)
Quand le débat sur l’imparfait du subjonctif s’épuise, on passe à « ça vs cela »… et si l’humeur est vicieuse, la ponctuation des dialogues offre un parfait sujet de querelle. Certaines seraient prêtes à mourir sur le champ de bataille. Mais la patrie de l’oiseau bleu n’honore jamais autant ses soldates que lorsqu’elles meurent en défendant les temps de la narration. Team présent vs team passé. Il n’existe pas de cause plus noble.
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J’aimerais bien dire ici dans quel camp je me trouve, mais j’en suis incapable.
Je me suis toujours cru tradi (il est dur de faire Lettres Classiques et de se prendre pour un avant-gardiste), mais j’ai de plus en plus de sympathie pour les modernes, celles qui écrivent pour le hic et nunc et se méfient, à juste titre, du culte passéiste en vogue dans certains milieux littéraires. J’ai donc, de plus en plus, le cul entre deux chaises.
Mais, comme il semble que je me radicalise avec l’âge, il se pourrait bien que je finisse par renier toutes mes darlings de jeunesse.
Papy Enzo, à l’avant-garde… ce jour-là, on aura vraiment tout vu.
Samedi 14 janvier
Nous sommes à Next, j’accompagne mon mari faire ses emplettes ; une association d’idées me ramène au monde de fantasy que j’habite de loin en loin depuis sa création il y a plus de vingt ans. Un monde au centre de mon imaginaire, à l’origine de ma vocation d’écrivain, qui a même précédé la création des Arches de Verre.
Je n’ai encore rien publié de ce monde-là (il existerait bien deux ou trois textes potables mais…).
Je sens avec une intensité qui me prend de cours l’angoisse d’Alexandre quand il prend conscience que sa mentor est en train de devenir sénile. J’imagine déjà les scènes où il perd pied. Je suis de retour sur la Péninsule, dans la Citadelle de la Docte Dame. Tous mes personnages sont là, ils m’attendaient.
Depuis quelques années, j’ai remarqué que je ne me lance dans un projet que si je ressens une émotion puissante pour l’un de mes personnages. Cette émotion sert de porte d’entrée, mais elle ne définit pas nécessairement la tonalité du texte. Le synopsis est secondaire, l’idée peut être vague, mais l’émotion doit être forte.
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Il suffit que je me promette de ne plus écrire de la fiction pour que les envies reviennent au galop. VDM.
Dimanche 15 janvier
La fantasy, celle qui fait du trafic de mondes secondaires, m’intéresse de moins en moins. En tant que lecteur, le plus souvent, je n’ai plus la force d’entrer dans les créations d’autrui. Je le fais à l’occasion, mais à dose homéopathique et, généralement, avec une guide que je connais depuis l’adolescence (Le Guin, Lackey, etc.). Je suis allergique aux gros formats. Je n’ai plus la patience ni l’énergie de me consacrer à un roman-fleuve.
Pourquoi, dans ce cas, vouloir imposer au monde ma propre création ? Celle sur laquelle je travaille depuis vingt ans, qui a changé tellement de fois que je me demande ce qu’il reste vraiment du récit originel.
Je suis d’avis que ma poétique doit être en adéquation avec mes goûts de lecteur… et les Récits Péninsulaires sont certainement à l’opposé de ce que j’écrirais naturellement si je devais les enfanter aujourd’hui.
Quand j’ouvre mes carnets de notes, je cesse aussitôt d’être un écrivain ; je deviens l’archéologue de mon imaginaire. En somme, c’est un joyeux bordel… et à l’idée de devoir actualiser cette matière difforme et contradictoire, ma réaction immédiate est de dire : no, thank you.