Journal de mai 2023

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Lundi 08 mai

Ce matin, je suis d’humeur à écrire un dictionnaire amoureux du BL, de l’homoérotisme, voire de l’homosexualité (soyons fou !). 

Cette idée me trotte dans la tête depuis quelques années. Qui sait sur quoi elle débouchera un jour. Peut-être sur un ouvrage semblable à Un savoir gai de William Marx, mais plus populaire dans sa forme comme dans son fond (de toute évidence, je ne serai jamais professeur au Collège de France ni publié aux Editions de Minuit).

J’aimerais pouvoir expliquer d’où vient le Boys’ Love, ses tropes, ses filiations, ses influences. Une production artistique ne naît pas ex nihilo, elle s’inscrit toujours dans un contexte. 

J’aimerais parcourir le M/M, le Yaoi, le Danmei… voir, lire, écouter… pas de façon systématique (je n’aurai jamais ni le temps ni l’argent), mais en promeneur dilettante. 

Un guide peut-être… (venez vous perdre en ma compagnie ; I swear, it’s gonna be fun! We’ll see some nice bums.

Les miscellanées, les notes, les traces (insérez ici d’autres termes de formes brèves) de Monsieur Daumier… ou plutôt, le temps que j’écrive tout ça, de Papy Daumier (on pourra alors sous-titrer « Notes d’un vieux pervers »).


Mardi 09 mai

Je me replonge dans le monde de Le Guin, en lisant la monographie d’ActuSF, dirigée par David Meulemans. D’excellente qualité, elle couvre l’ensemble de son œuvre, sans ignorer sa poésie, ses traductions ou ses récits réalistes.

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Quand on voit les changements de ces dernières années, je me demande s’il est possible d’avoir une carrière comme celle de Le Guin. Elle-même, au crépuscule de son existence, dans les toutes dernières interviews, doutait qu’elle eût pu y arriver si sa carrière avait débuté aujourd’hui.

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La multiplication des livres édités, tout en offrant à chaque lecteurice la possibilité de trouver ce qu’iel aime, empêche l’émergence des classiques de demain. Ils se noient dans la masse. Le système éditorial, lui-même, n’a plus aucun désir patrimonial (sauf quand il s’agit de garder les droits pendants des décennies, juste au cas où). 

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Pour devenir un·e auteurice incontournable du genre, un·e auteurice culte en somme, il semble qu’il faille écrire jusqu’à un âge avancé : c’est le seul moyen de rester dans les mémoires. En tout cas, c’était le cas pour les auteurices qui ont émergé dans la seconde moitié du XXè siècle (Le Guin, Atwood, Rushdie, King, etc.).

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Un genre qui semble incapable de se soucier de questions patrimoniales : la romance. À part Jane Austen, où sont les classiques du genre ? Peut-être que l’idéal amoureux est ce qui vieillit le plus vite et le plus mal. Lire une romance vieille de quarante ou cinquante ans, c’est parfois avoir l’impression de faire une fouille archéologique. 

Le jour où la romance sera étudiée en classe et à l’université, qu’elle deviendra respectable (comme les littératures de l’imaginaire ont fini par le devenir petit à petit, bon gré mal gré), un canon se mettra en place.


Mercredi 10 mai

Imaginons un matriarcat triomphant. Serait-il différent du patriarcat actuel, et en quoi ? 

Nous aurions un monde avec moins de guerres et davantage d’empathie, peut-on lire ici et là. (Ce qui serait certainement vrai si nous avions davantage de femmes politiques comme Jacinda Ardern à la tête de nos nations, ici et maintenant.)

Mais les dynamiques de pouvoir changeraient-elles radicalement si nous remplacions un gender par un autre ? Après tout, il s’agit de l’exploitation d’un sexe par un autre : les mêmes mécanismes de domination seraient à l’œuvre. 

Je ne crois pas que les filles soient plus douces et les garçons plus violents : ces traits de caractère, ces comportements sont en grande partie modelés dès l’enfance par l’entourage, consciemment ou inconsciemment.

Le matriarcat pourrait donc nourrir l’agressivité (et ses formes atténuées, comme l’intrépidité, l’esprit d’aventure, etc.) chez les filles et la neutraliser le plus possible chez les garçons. 

(Le Guin, pour sa part, considérant que l’agressivité est naturelle chez les hommes, imagine une société où ils sont parqués dans des fuckeries et où des joutes sont organisées pour canaliser leur violence. Soit.)

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Le plus dur n’est pas d’imaginer une alternative où les minorisé·es prennent le pouvoir (dans le cas présent, remplacer le patriarcat par le matriarcat). Instinctivement, nous comprenons les mécanismes de domination (nous les subissons chaque jour, d’une manière ou d’une autre).

Le plus dur, c’est d’imaginer une société qui s’en serait entièrement débarrassée.


Jeudi 11 mai

5ème mois. 19ème semaine.  

L’écriture de ce journal se poursuit bien au-delà des trois mois que je m’étais fixés. Peut-être arriverai-je même jusqu’à douze mois : une année entière à noter mes réflexions et mes observations, ça serait bien. Cet embryon de constance m’impressionnerait presque.

2023, l’année de l’écriture diaristique. 

Mais je m’avance : dépassons les six mois avant d’avoir l’ambition de tenir toute une année.

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Si j’écrivais un roman, au bout de tant de temps, j’aurais une idée assez claire de ce que je veux raconter, de la direction prise et à prendre. Les pages rédigées commenceraient déjà à former une œuvre, un tout, certes imparfait, mais qui ressemblerait à quelque chose.

Ce journal ne forme pas un tout : il a un début identifiable, mais le milieu et la fin n’existent qu’en théorie. Nouveau mode de composition pour moi, comme on tricoterait une écharpe sans fin, et sans se soucier du motif ni des couleurs. Pris dans le quotidien, j’avance à l’aveugle. La sensation n’est pas désagréable : il suffit d’être présent… venir écrire quelques lignes, sans se soucier de ce qui précède et sans trop s’inquiéter de ce qui suivra.


Vendredi 12 mai

Pour tout projet qui me semble important, il faut que j’aie tout préparé avant que de commencer. J’ai besoin d’un plan d’attaque, d’une méthode, de temps pour réfléchir… J’oublie que le plus important, c’est de se lancer. Le reste peut se mettre en place petit à petit. 

La peur me fait procrastiner : « je ne suis pas prêt, je ne suis pas prêt ! ». Un seul geste s’impose alors : celui de me pousser à l’eau.


Samedi 13 mai

Si j’avais vécu en France, je n’aurais certainement pas eu cette impression constante de perdre ma langue maternelle. De la voir se scléroser, se déliter, s’angliciser. (Je suis devenu comme ces vieux auteurs latins qui soupiraient que « c’était mieux avant ». Ce que c’est que mal vieillir quand même !)

Ça n’affecte pas ma compréhension, bien évidemment… Mais des pans entiers de mon vocabulaire deviennent inaccessibles quand je veux les utiliser. Instinctivement, je sais qu’il existe une expression pour ce que je veux exprimer, mais j’ai beau chercher, je ne trouve rien que son contour, sa forme, sa trace : comme si mon cerveau avait nettoyé la scène du crime, mais qu’on voyait encore la position exacte du cadavre. « Tu vois, elle était là ; elle existe bien ! »

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Peut-être que si je vivais en France, mon obsession de la langue s’exprimerait différemment. À la place de la perte, j’éprouverais un sentiment d’insuffisance ou, qui sait, de décalage. (Malheureux un jour, malheureux toujours.)

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Cette perte est, évidemment, une libération. Quand on voit sa langue maternelle comme une langue étrangère qu’on ne maîtrise plus très bien, on adopte un rapport plus détaché, plus humble aussi, et on repousse les limites de ce que l’on jugeait acceptable avant de s’exiler. On remet en question les postulats linguistiques et stylistiques, toutes ces idées reçues qu’on prenait pour argent comptant. En somme, on fait du ménage, et ça fait un bien fou.

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Plutôt que de gémir comme une tragédienne sur ce que je n’ai pas ou plus, je pourrais accepter la situation telle qu’elle est et faire de cette faiblesse supposée une force. (Le verre à moitié plein, toussa, toussa.)


Dimanche 14 mai

Question de Bernard Henninger : « Avez-vous des critères particuliers pour écrire une nouvelle ou un roman, ou suivez-vous juste votre intuition, votre inspiration ? »

Réponse d’Ursula Le Guin (datée de 2010) : « Je n’ai aucun critère en dehors de certaines préférences d’ordre stylistique : la clarté de la langue, la précision et la richesse de la description, la variété du rythme, et, de plus en plus, la suggestion plutôt que l’explication, l’allusion plutôt que la déclaration. Les sonorités, le rythme de la prose sont extrêmement importants à mes yeux. L’intrigue en elle-même ne m’intéresse pas ; en revanche, la progression du récit, la narration est pour moi primordiale. »