Tu peux trouver une version éditée de ce journal dans ma newsletter (Substack).
La version intégrale (fautes et anglicismes inclus) est disponible dans mon jardin numérique, Sylves. La publication s’y fait au jour le jour.
Ce mois-ci, j’emploie encore le féminin générique.
Bonne lecture – Enzo.
Lundi 6 mars
Comment fait-on pour apprendre une langue parlée à l’autre bout du monde et rester motivé ? Mon seul contact avec le Thaï se fait à travers les séries BL que je regarde. En ce moment, je sens ma motivation fléchir… et le chinois mandarin et le latin revenir gratter à ma porte, tels des amants que j’aurais éconduits et qui ne peuvent pas se passer de moi (une sorte de paraklausithyron linguistique).
Ma naïveté légendaire m’a fait croire que le Thaï serait plus simple que le mandarin, car cette langue a un alphasyllabaire… mais j’ai troqué une liste de caractères sans fin contre une série circonscrite de consonnes et de voyelles hautaines (surtout les voyelles qui me prennent de haut, de bas, par la gauche et par la droite… un véritable scandale), sans parler du ton supplémentaire… (comme si les 4 tons du mandarin n’étaient pas assez difficiles).
Mais en réalité, ce n’est pas le problème : le cerveau finit par s’y habituer même s’il galère pendant des semaines et des semaines. Aucune langue n’est impossible à apprendre. Il faut juste y consacrer du temps et de l’énergie, et se réjouir des mini-avancées du quotidien (si minuscules qu’elles sont parfois difficiles à remarquer).
Et cet alphasyllabaire est beau, impossible à lire, mais beau.
Malgré la difficulté, j’aime le Thaï (et mes séries BL)… j’aimerais simplement que la motivation soit aussi forte qu’au premier jour.
Mardi 7 mars
Comment peut-on croire que le fan service des acteurs de BL thaï soit vrai ? C’est une illusion, une extension dans la vraie vie de leur rôle à l’écran. C’est performatif.
Il est évident que les deux acteurs ne sortent pas ensemble, et il y a même de fortes chances pour qu’aucun ne soit gay ou bi.
Et à supposer qu’ils le soient, comment peut-on en conclure qu’une relation professionnelle, entre collègues (car c’est ce qu’ils sont : des collègues), doit également impliquer une dimension romantique ? Combien de vrais couples accepteraient de se donner ainsi en spectacle devant la caméra ou la populace ?
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La véritable expression des sentiments ne peut se faire que dans l’intimité. Il n’y aucune sincérité possible devant des dizaines ou des centaines de personnes qui viennent assister à un spectacle.
Évidemment, ils essayent d’être le plus sincères possible, mais ils ne sont pas autorisés à montrer les choses telles qu’elles sont, c’est-à-dire la réalité.
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La réalité, c’est qu’il y a des jours où ton mec te gonfle tellement que tu voudrais ne pas le voir, ne pas lui sourire et encore moins le toucher.
La réalité, c’est que tu aimerais que tes gestes tendres aient une signification et expriment ce que tu ressens à ce moment-là. Et non parce qu’il est 11 h 30 et que tu as un fan meeting dans le plus grand centre commercial de Bangkok.
Mercredi 8 mars
Je ne sais pas ce que je ferais sans la possibilité de créer. Ma vie me semblerait terne (plus terne qu’elle ne l’est déjà, je veux dire). Si je n’avais pas l’écriture, je serais obligé de trouver une autre activité créatrice : le dessin, la musique, la cuisine, le bricolage, que sais-je. N’importe quoi plutôt qu’une consommation passive de la vie et du temps. Une activité qui permette de se retourner et de voir la trace de notre passage, la preuve de notre existence. Une activité qui fasse sens, qui donne sens à ce qui, autrement, n’en aurait pas.
Jeudi 9 mars
Je n’avais jamais entendu parler de Witold Gombrowicz avant de tomber sur une mention de son Journal, dont je lis maintenant le tome 1 (1953-1958).
Deux observations :
- la première, c’est que j’ai perdu l’habitude de lire un français soutenu ; ce n’est pas désagréable, mais c’est une sensation étrange (d’autant plus quand mes lectures de jeunesse se rangeaient dans cette catégorie pour la plupart ; on perd vite l’habitude. Moi qui écris ce journal ouvert dans un style relâché, j’en apprécie d’autant plus les contrastes.) J’ai ainsi appris l’expression « mot de Cambronne », un euphémisme pour le mot merde. (Heureusement, aujourd’hui, on dit merde et on ne s’en porte pas plus mal.)
- la seconde, c’est évidemment le sujet des préoccupations de cet exilé en Argentine. En 1953, Gombrowicz est obsédé par ce qui caractérise (ou doit caractériser) la littérature polonaise, comment elle se positionne (ou doit…) par rapport à la littérature « de l’Ouest ». Lecture archéologique qui semble assez peu s’appliquer aux préoccupations contemporaines (en tout cas, aux miennes). Soixante-dix ans plus tard, cela semble un peu ridicule ; cette passion, cette énergie dépensée pour un combat littéraire révolu (mais qui était aussi politique, évidemment, et les combats politiques méritent amplement qu’on y consacre temps et énergie).
Ce Journal m’invite à regarder nos propres obsessions avec un peu de distance, car un jour (dans une génération ou deux, ou même dans dix ans vu comment tout s’accélère), on lira nos écrits passionnés avec le même détachement teinté d’ennui.
Vendredi 10 mars
Il neige depuis mercredi. Ce matin, le paysage est tout blanc. Même notre route. Les arbres du parc offrent un spectacle tout aussi fascinant que reposant. Ils semblent purs et gracieux. Je ne me lasse pas de les regarder. Tout cela me donne envie d’aller m’installer au Canada.
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Ce matin, j’ai écrit mes morning pages en anglais. Quand j’écris comme je parle, ça ne me demande aucun effort. Il faut bien qu’il y ait des avantages à vivre dans un pays anglophone depuis plus de dix ans. Mais ce n’est pas du bon anglais, en ce que ma langue maternelle influence ma manière de dire les choses dans ma langue seconde.
Cette situation est normale. Ça ne devrait pas me déranger : je parle tel que je suis (c’est-à-dire un Français qui vit en Angleterre – je ne peux nier ni mon passé ni mon identité).
Malheureusement pour moi, j’ai reçu une éducation française où la pureté de la langue (quelle qu’elle soit) doit être respectée à tout prix et où, si l’on est incapable d’atteindre cette ridicule perfection, il vaut mieux se taire.
Ne rien dire (écrire), plutôt que mal dire (écrire).
C’est la seule raison pour laquelle les Françaises sont mauvaises en langues : non pas qu’elles soient plus stupides, mais parce que les blocages sont mis en place dès le plus jeune âge par le système scolaire.
Il est impossible d’apprendre une langue sans faire des erreurs… Et ceci à n’importe quel niveau (même avancé – les erreurs sont juste différentes). Si l’on n’accepte pas le fait que l’on va se tromper à un moment ou à un autre, il est impossible de progresser. Practice makes perfect, innit?
D’ailleurs, cette obsession de la pureté de la langue est le symptôme d’une nation qui se croit monolingue – et qui considère que le plurilinguisme est une exception, alors qu’il s’agit, en réalité, de la norme sur notre planète. Si j’avais été élevé dans un milieu plurilingue, je n’aurais pas la moitié des névroses linguistiques que je me coltine depuis des années. Les écrits de François Grosjean sur le bilinguisme et son expérience ont été une véritable révélation. MAIS… je n’ai pas encore intériorisé ces révélations. J’ai toujours mes vieux réflexes, ce sentiment de crainte et d’horreur à l’idée que j’aie pu commettre une faute ou une maladresse.
(Je crois que c’est l’une des raisons pour lesquelles j’utilise principalement le français sur les réseaux sociaux : non que j’écrive mieux en français, mais je suis capable de mieux évaluer ma production. Quand je dévie de la norme, que je baragouine en franglais, c’est parce que je recherche un certain effet. En somme, j’ai l’impression de mieux maîtriser mon arsenal linguistique. Quand j’écris en anglais, j’ai la sensation d’être aveugle.)
Samedi 11 mars
Il doit s’agir d’une forme de procrastination qui se déroule en deux temps : d’abord une idée déraisonnable (par exemple : et si j’abandonnais le thaï pour revenir au latin ?), au sujet de laquelle je vais argumenter pro et contra pendant une journée entière (dans ma tête), peut-être même plusieurs si je me sens en forme ; puis, comme je suis têtu et peu raisonnable, le pour l’emportera malgré tous les arguments sensés que le camp du contre aura patiemment développés…
Quelques jours plus tard, au moment d’acter ma décision, la réalité me frappera de plein fouet et je m’apercevrai que le camp du contre avait raison depuis le début, mais j’aurai déjà arrêté le thaï (par exemple) et n’aurai aucune envie de m’y remettre même si j’ai changé d’avis et ne veux plus faire de latin.
Notons que c’est exactement ce qui s’est passé l’année dernière, jour pour jour, avec le chinois. Est-ce que je vais apprendre de mes erreurs ? Non, évidemment que non.
Dimanche 12 mars
Ces dernières années, j’ai développé une opinion négative au sujet du latin, ce qui me surprend un peu. Il est vrai qu’il y a beaucoup de ça dans la communauté des latinistes (en France comme à l’étranger) : c’est tradi, scolaire à en pleurer, ça pue la naphtaline et la poussière… Le latin est utilisé pour asseoir des valeurs et une vision du monde que je trouve détestables.
Même si tout le monde n’aborde pas cette langue, et sa littérature, avec ce genre d’intentions, on ne lit pas les auteurs latins pour leur engagement en faveur des causes progressistes ou féministes.
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C’est la faute à Anne Rice. Si les membres de son Talamasca n’avaient pas écrit leurs rapports en latin classique, je n’en serais pas là. J’aurais fait du latin au collège, l’aurais peut-être gardé jusqu’au bac, et basta, je serais passé à autre chose. Je serais directement allé à la fac de langues (anglais/espagnol ?), peut-être même sans passer par la prépa (un autre sujet qui me donne de l’urticaire). Ma vie aurait été différente, certainement plus saine.
Mais voilà, Anne Rice m’a mis cette idée parasite en tête, et comme je n’ai jamais réussi à la réaliser vraiment, elle revient me polluer l’existence avec une régularité qui me frustre. C’est d’autant plus frustrant que j’ai tourné le dos à l’enseignement et aux lettres classiques. Il y a peu de chance que j’y revienne un jour. Pourquoi donc se faire du mal ?
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Mon goût de la difficulté est borderline masochiste, surtout quand on voit que je prends plaisir à choisir des sujets d’étude qui ont si peu d’utilité : le mandarin, passe encore, on nous répète assez que c’est une langue utile, on peut le voir comme un investissement, mais quid du thaï ?
Je n’ai pas besoin d’aide ; je me mets spontanément des bâtons dans les roues.
Pourquoi est-ce que je n’apprends pas l’italien, comme tout le monde, hein ?
Bref, je m’afflige tout seul.