Lundi 13 février
Ces dernières années, la recherche en psychologie a démontré que loin d’être figées, nos personnalités évoluent. Nos caractères, bien que façonnés durant notre jeunesse, ne sont pas gravés dans le marbre. Avec les efforts nécessaires, il nous est possible de développer certains traits et d’en atténuer d’autres. Il en va de même avec nos compétences et nos aptitudes.
Il s’agit là d’une excellente nouvelle, qui devrait nous réjouir : nous avons l’occasion jusqu’à notre dernier souffle de devenir la meilleure version de nous-mêmes, voire, pour celles qui n’aimeraient qui elles sont, une autre personne.
Je suis très sensible à ce qui se dit au sujet du growth mindset, peut-être parce qu’à beaucoup d’égards, le mien est encore un peu figé, sclérosé.
C’est, semble-t-il, le souci des bonnes élèves, celles pour qui les choses venaient facilement et qui n’ont jamais eu à travailler dur pour dépasser leurs limites. La facilité ne permet pas de développer le fameux grit, l’endurance. On en vient à considérer que les gens naissent avec des capacités définies et, qu’au mieux, elles passeront leur vie à les explorer.
On voit facilement comment cette vision du monde peut nous limiter : si l’on considère que quelque chose est impossible, ça le devient de facto. Pour pouvoir changer, il faut croire que c’est faisable.
Mardi 14 février
Le jeu en vaut-il la chandelle ? Notre société capitaliste voudrait nous faire croire qu’il est important de se sacrifier au boulot, que notre utilité se résume à « servir l’économie » (do your bit for the Economy!). Il faut donc faire des études « utiles », pas pour soi, mais pour avoir un « bon métier », travailler de longues heures, go above and beyond (comme si se limiter à ce que son contrat de travail stipule revenait à arnaquer l’employeur), et prendre sa retraite le plus tard possible.
Mais, ces dernières années, il est devenu évident que nous n’obtenons pas les fruits qu’on nous avait promis : celles qui bénéficient de ce système et qui ont intérêt à maintenir le statu quo sont de moins en moins nombreuses et de plus en plus riches.
De la même manière que les ministres « servent » l’État, et donc les intérêts de la nation (en théorie), l’économie devrait servir la société. La richesse que nous produisons, toujours davantage si nous croyons les statistiques, devrait se retrouver aussi dans nos vies.
Force est de constater que ce n’est pas le cas.
La promesse du XXe siècle, celle qui affirmait que chaque génération vivrait mieux que la précédente, est devenue un mensonge en notre jeune XXIe siècle.
Devant ce constat, qui a de quoi laisser un goût amer dans la bouche, je comprends pourquoi beaucoup de personnes décident de travailler moins et de chercher leur bonheur ailleurs.
Pour vouloir jouer à un jeu, il faut croire que l’on peut gagner. Or, au jeu de la vie, tel que nous le pratiquons actuellement, il n’y a même plus d’illusion possible : toi, moi et la contemporaine lambda ne pouvons pas sortir gagnantes.
Mercredi 15 février
Je travaille dans le milieu universitaire et, contrairement à l’opinion générale, on n’y prend pas de meilleures décisions que dans d’autres secteurs. L’intelligence académique n’est pas la même chose que le bon sens, ou même la rationalité. Les discussions se font, très vite, plus complexes, on disserte à loisir, échange arguments et contre-arguments dans un jargon qui se veut impressionnant, mais, assez souvent, les décisions prises sont médiocres.
Il semble que l’intelligence soit un outil parfait pour persuader, « avoir raison » (= en donner l’impression), mais pas nécessairement pour penser droit et vrai.
Dans la gestion des affaires universitaires, je préfère une personne moins « intelligente », avec moins de diplômes, mais au bon sens pratique allié à un fort bullshit detector.
Et aussi, un peu d’humilité. Sans humilité, on est condamnée à reproduire ses erreurs ad infinitum.
Jeudi 16 février
Tout indique que, pour bien vivre, il ne faut pas se tenir au courant des affaires du monde.
Le but des news n’est pas de nous informer de ce qui se passe, mais d’offrir un spectacle sensationnaliste et misérabiliste. On y dit ce qui ne va pas, mais plus rarement ce qui va.
Ici, il y a eu un meurtre ; là, un tremblement de terre ; là-bas, un scandale politique.
On glose sans fin sur des faits à chaud, sans avoir le recul nécessaire pour comprendre le comment du pourquoi.
Nous vouons un culte au news cycle.
Certes, il est louable d’être informée. En tant que citoyennes, il est même de notre devoir d’en savoir assez pour voter. Mais votons-nous mieux quand nous suivons l’actualité ? Ou est-ce que notre opinion restera la même, malgré tout ce qu’on peut lire, écouter ou regarder (confirmation bias) ?
*
Depuis 2016, le Royaume-Uni a fait de l’actualité politique et économique un spectacle des plus divertissants et des plus fascinants : c’est tellement WTF que tout le monde regarde sans y croire… et moins on y croit, plus on regarde.
Cette déliquescence à la tête de l’État (continuous nervous breakdown) est ce qu’il y a de plus déprimant quand on vit dans le pays et qu’on doit supporter cette perpétuelle dégénérescence. Nous sommes devenues tellement accros que nous prenons une joie malsaine à voir cette valse de premières ministres. Self-inflicted pain, encore et encore.
Depuis quelques mois, je me force à ne plus lire The Guardian dans le détail ; j’ai même arrêté d’écouter religieusement The Rest is Politics. Comme je ne peux rien faire face à cette folie généralisée (je n’ai pas le droit de vote, de toute manière), ça ne sert à rien que je me fasse du mal.
Il y a là une leçon qui me semble importante : l’information ne mérite d’être connue que si elle nous permet d’agir ; quand elle nous fait du mal et que nous ne pouvons rien y faire, il est légitime de ne pas s’y intéresser. Le but n’est pas de faire l’autruche, mais de privilégier sa santé mentale afin de mieux vivre.
Samedi 18 février
Pour essayer de comprendre pourquoi la trilogie du Dernier Héraut-Mage de Mercedes Lackey m’enthousiasme à chaque fois que j’y repense, j’ai décidé de relire Magic’s Pawn (La proie de la magie). Il s’agit de ma seconde relecture, la première ayant eu lieu à l’automne 2015.
*
J’ai découvert cette trilogie (en français) en 2001-2003, quand j’étais adolescent. De toutes les trilogies du cycle de Valdemar, ce n’est pas celle qui m’a le plus marqué à l’époque. Peut-être parce que la traduction française était tronquée (40 % du texte affirme Wikipédia). Je ne sais pas.
Il serait intéressant de comparer cette première traduction (1997-1998) avec le texte original. Je le ferai un jour, peut-être.
Une nouvelle traduction (signée Laurence Le Charpentier) a été publiée en 2010 chez Milady. Il semble que cette édition intégrale ne soit plus disponible qu’en occasion.
*
Publié en juin 1989, Magic’s Pawn semble en avance sur son temps : le protagoniste est ouvertement homosexuel (« shay’a’chern »).
Faisant écho à notre monde, Valdemar n’est pas un paradis où tout un chacun accepterait l’homosexualité de Vanyel (surtout pas son père !), mais Lackey s’efforce de normaliser le plus possible ses amours.
Elle applique la même formule que celle qu’elle avait développée dans la trilogie des Arrows (1987-88 ; Trilogie des Hérauts de Valdermar en français) : ses romans sont autant des récits d’aventures que des romances, ce qui pourrait les inscrire dans le genre de la romantic fantasy.
*
Notons que, deux ans plus tôt, en 1987, Ellen Kushner avait déjà fait le choix d’un protagoniste homosexuel pour son premier roman Swordspoint, mais Lackey est la première a être publiée par une maison d’édition mainstream (DAW Books), dans le genre de la high fantasy.
S’il existe d’autres romans de fantasy gays à la fin des années 1980, ils ne sont pas connus en France.
*
Plus grands sont les héros de Thomas Burnett Swann, sorti en 1974, est le seul autre roman avec des protagonistes homosexuels qui me vienne à l’esprit, mais il n’a été traduit qu’en 2014 chez nous.
Dimanche 19 février
Bien plus que l’univers, c’est le travail sur la caractérisation des personnages qui fait de Magic’s Pawn une histoire mémorable.
La souffrance de Vanyel, ses mécanismes d’autodéfense, ses rêves brisés, la découverte de l’Amour (avec un grand A, car il découvre son âme sœur ; il est « life-bonded »)… la lectrice est amenée à ressentir mille émotions durant sa lecture. Elle ne peut que s’attacher à ce personnage, qui nous est présenté comme le vilain petit canard (mais dont la beauté trahit déjà le fait que c’est un cygne).
Lackey prend le temps (bien plus que je ne serais capable de le prendre moi-même) de poser le décor : l’arrivée à Haven (= l’entrée dans le monde des Hérauts) n’est pas immédiate.
Même le voyage jusqu’à la capitale est entièrement raconté, alors qu’elle pourrait tout aussi bien s’en dispenser. D’autres autrices auraient saisi cette occasion pour donner le plus d’explications possible sur le royaume de Valdemar. Lackey n’en fait rien. Dans ce chapitre, la lectrice est plongée dans la psyché du personnage. D’un point de vue de l’action et de l’avancée de l’intrigue, il ne s’y passe rien (et gageons qu’il a été coupé dans la première traduction française ? À moins que seuls les éléments ouvertement queers de l’intrigue n’aient été émondés).
*
Le reste du roman est intelligemment composé : ce n’est qu’après avoir éprouvé la douleur de la perte qu’il est autorisé à gagner quelque chose. L’amour ne vient qu’après la destruction de ses aspirations musicales ; son entrée dans le monde des Hérauts n’arrive qu’une fois qu’il a perdu son amour dans des circonstances pour le moins traumatisantes. Le bonheur du héros se voit sacrifié à chaque étape du récit. Son développement se fait dans la douleur.
Le premier tome annonce déjà la fin tragique de la trilogie. Notons que ce n’est pas un simple foreshadowing métaphorique : Vanyel rêve de ses derniers instants, ce qui démontre que Lackey savait déjà comment elle voulait terminer son histoire.
*
Évidemment, le roman n’est pas sans défauts (l’histoire d’amour se développe trop brusquement à mon goût : une minute, ils s’ignorent ; la minute suivante, ils s’aiment à la folie et ne se quittent plus), mais il fonctionne très bien, même à la seconde relecture, quand je sais déjà ce qui va se passer. L’émotion est intacte. Toujours aussi intense.
Peut-être s’agit-il là de la meilleure trilogie de Mercedes Lackey.