Tu peux trouver une version éditée de ce journal dans ma newsletter (Substack).
La version intégrale (fautes et anglicismes inclus) est disponible dans mon jardin numérique, Sylves. La publication s’y fait au jour le jour. J’applique ici l’orthographe rectifiée.
Bonne lecture – Enzo.
Dimanche 01 octobre
L’idéal est l’ennemi de l’artiste, car il est impossible à atteindre. La frustration et l’amertume qu’il suscite ne sont pas de bonnes compagnes d’écriture. Seul devrait importer ce qui est réalisable. (Tel choix est-il meilleur que tel autre ?)
Quand on juge son œuvre, on ne la juge pas par rapport à l’image idéalisée qu’on s’en faisait avant de commencer, mais à travers toutes ces possibilités que l’on a écartées, car elles ne nous semblaient pas convenir sur le moment.
Nos capacités sont limitées. Et notre jugement, s’il ne veut pas être injuste, doit en tenir compte.
La question n’est pas : ai-je écrit le futur Prix Goncourt ?
Mais plutôt : dans les limites de mes capacités actuelles, ai-je fait de mon mieux ?
Lundi 02 octobre
À Sheffield, l’automne est déjà bien installé. Il faut rallumer le chauffage et supporter le raccourcissement des jours. Les arbres commencent à faire leurs adieux à leurs feuilles. Chaque jour, mon humeur évolue de manière subtile. Ma motivation s’amollit et je ne rêve plus que d’une chose : regarder des séries dans mon lit, au chaud.
Mardi 03 octobre
Je sens qu’évolue en moi la définition de ce qui est littéraire. Je me détache petit à petit de l’idée du « bien écrit », de cette vision assez XIXe siècle de la littérature. Je mesure à quel point mes études de lettres ont façonné mon gout et mes attentes dans ce domaine. Mais ma présence en terre étrangère, là où les lectures en français se font rares, me détache petit à petit de certaines attentes sur le style. Je m’anglo-saxonnise pour ainsi dire.
J’attends du français qu’il soit comme l’anglais, c’est-à-dire qu’il permette de décrire l’action avec efficacité et élégance. Malgré ce que certains peuvent en dire, le français demeure une langue rhétorique. D’ailleurs, il suffit de lire un thriller français écrit à la mode américaine pour s’en convaincre : le style est plat. Deux pages de ce régime-là, et on a envie de se tirer une balle.
La phrase naturelle en français est plus longue, plus méandreuse. Il faut souvent des périphrases pour exprimer ce que l’anglais dit en un verbe.
Car la richesse de l’anglais se trouve dans ses verbes et ses prépositions, qui vont droit au but.
Twinkle, sparkle, shine, shimmer, glitter. Get at, get away with, get by, get down, get off, get on, get on with, get out of, get over, get through, get up, get up to. Give up, give in, give away, etc.
Mercredi 04 octobre
Contrairement à ce qu’on pourrait croire, je n’ai pas une vision essentialiste des langues. Je considère qu’une langue peut tout faire, mais qu’une nation ou une culture, avec le tempérament qui lui est propre, en développe certains aspects et en dénigrent d’autres. Elle forme un gout qui lui est propre. En retour, la langue renforce ces tendances.
Quand je dis que le français est une langue rhétorique et l’anglais une langue d’action, ça ne veut pas dire que l’anglais est incapable d’effets rhétoriques ou qu’on ne saurait agir quand on pense en français.
(Cette affirmation n’a d’ailleurs rien de scientifique. Il s’agit de l’impression de quelqu’un qui a vécu plus d’une décennie dans un pays étranger et dont le quotidien se fait dans les deux langues.)
Je veux dire par là que les attentes ne sont pas les mêmes quand on écrit en français et quand on écrit en anglais. Ce qui est « bien écrit » en anglais peut apparaitre comme pauvre ou de mauvais gout en français. (Pour s’en convaincre, il suffit de lire certaines traductions qui se montrent trop fidèles à l’anglais original et donnent à lire un style tellement pauvre que la lecture en est douloureuse.)
L’universitaire François Grosjean l’a aussi remarqué :
« I quickly realized that my writing style, very much influenced by my years of writing in English, simply had to become more French. I usually write short sentences with few clauses but written French requires far longer sentences with many subordinate clauses. In addition, written French usually takes on an impersonal, rather formal, tone. For example, I simply didn’t feel I could give personal examples the way I do in English. » (A Bilingual Challenge)
Jeudi 05 octobre
Ces derniers jours, je me suis demandé pourquoi je n’écrivais pas davantage en anglais… Pourquoi, dans ma pratique créative, je n’avais pas ajouté cet outil à ma panoplie.
Après tout, j’utilise cette langue au quotidien en contexte professionnel et dans toutes mes interactions avec mon mari. J’écris des centaines d’emails, rédige de la documentation technique, forme des collègues, gère la communication dans mon équipe (appréciez l’ironie de ma situation — moi qui ai été le seul étranger durant longtemps). Mes lectures se font en anglais, même une partie de mes pensées passent par cette langue…
Mais j’ai reçu une éducation française où le « can do » doit céder le pas à la correction irréprochable : ne s’exprime que celui ou celle qui est certain·e de ne faire aucune faute. Je vis encore avec ce carcan mental… Je m’inhibe tout seul. Je n’ose pas (ou très peu) ; je considère que « je n’ai pas le niveau ».
Objectivement, mon anglais est meilleur que celui de nombreux natifs dans certains domaines (étendue du vocabulaire, par exemple, ou connaissances grammaticales) et moins bon dans d’autres (l’intuition de la langue, la manière naturelle et spontanée d’exprimer une pensée, etc.) : bref, rien de plus normal…
Je n’ai pas la prétention de vouloir écrire un roman en anglais, mais je me suis toujours dit qu’écrire de la « non-fiction » était faisable, avec assez de pratique. Beaucoup d’allophones le font déjà, avec un succès certain (je peux citer Anne-Laure Le Cunff dont je lis toujours les newsletters avec beaucoup d’intérêt). Les auteurices exophones existent. Iels sont plus nombreux qu’on ne le pense.
Mais la question demeure : qu’est-ce qui me retient ?
Vendredi 06 octobre
Il faut regarder plusieurs séries romantiques japonaises (souvent d’une qualité discutable — leur imaginaire romantique est vraiment différent du nôtre) avant de trouver la bonne.
Le saut qualitatif peut être immense : on passe d’une simple histoire de boy meets girl avec des tropes chelous à une série mature où tout est montré avec finesse et profondeur, où le jeu des acteurs et la scénographie sont impeccables.
C’est exactement ce que j’ai ressenti hier soir en commençant : Is love sustainable? Je n’ai eu besoin que de la moitié du premier épisode pour prendre conscience que j’avais trouvé un petit bijou, comme seuls les Japonais savent les faire.
Samedi 07 octobre
Ce qui rendait Oxford magique, ce n’était pas seulement ses superbes colleges, ni sa bibliothèque municipale au fond incroyable (je n’ai jamais eu l’occasion d’utiliser la Bodleian, la bibliothèque universitaire d’Oxford), mais c’était son £2 Bookshop (qui est devenu un £3 Bookshop vers la fin) dans New Inn Hall Street, à quelques pas de St Peter’s College.
Pour deux livres sterling (puis trois), on pouvait trouver des livres, invendus ailleurs, souvent de la poésie mais pas seulement, toujours du neuf en excellent état. Quelque chose d’impensable en France avec son prix unique (condamnant des stocks entiers au pilon).
J’ai fait quelques découvertes : la réécriture du Ramayana par Daljit Nagra chez Faber and Faber (£18.99 RRP) ou The Death of King Arthur de Simon Armitage (à l’époque, il n’était pas encore le Poet Laureate, mais il était sur le point de devenir Oxford Professor of Poetry), publié chez le même éditeur (£12.99 RRP). C’est aussi là que j’ai acheté quelques romans d’Alan Hollinghurst. Mon mari y a trouvé ses éditions d’Oscar Wilde.
Au final, le £3 Bookshop a dû fermer ses portes — certainement quand le propriétaire a voulu augmenter le loyer. Il a été remplacé par… un magasin de réparation de téléphone. Une allégorie pour nos temps modernes.
Heureusement, les propriétaires avaient une autre librairie : The Last Bookshop dans le quartier de Jericho, toujours ouverte si j’en crois Google. Pour une raison qui m’échappe, celle-ci m’enchantait moins.
Ma vie à Oxford était loin d’être parfaite : tout y était cher et, par conséquent, on ne pouvait pas y faire grand-chose… Mais j’y ai été très heureux, bien plus heureux que je ne le suis à Sheffield, où la vie est plus douce et les finances meilleures.
Au final, j’en viens à me dire que mon bonheur est proportionnel au nombre de librairies que j’ai autour de moi… Et à ce titre, Oxford, c’était le paradis.
Dimanche 08 octobre
Pour quelqu’un qui va toujours de l’avant, sans jamais se retourner, est-il possible de revenir sur ses pas et retrouver le bonheur qu’il a égaré ?